Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ubérisation

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L’étude annuelle 2017 du Conseil d’Etat intitulée « Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ubérisation” » a fait l’objet de commentaires sur le site Actuel Expert-comptable mettant en avant la fin de la prérogative d’exercice des experts-comptables.

L’article indique que pour la Haute juridiction administrative « la tenue comptable n’est pas une activité réservée » et conclut à une mise à mal du « monopole de la prestation comptable » en faisant le lien avec l’arrêt de la Cour de cassation du 24 juin 2014 qui aurait « exclu la saisie informatique et la tenue du monopole de la prestation comptable ».

L’étude du Conseil d’Etat porte sur le développement des plateformes numériques et fait des propositions générales en lien avec ce développement.

C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat indique qu’il: « convient de favoriser l’émergence de services de plateformes innovants à destination des entrepreneurs qui permettraient de réduire par des dispositifs accessibles à tous la complexité normative et institutionnelle. Il n’est en effet pas douteux – dans la mesure où certains émergent déjà – que des services efficaces pourraient rapidement être proposés s’il était légalement et techniquement possible pour des plateformes numériques d’offrir à des entrepreneurs des services rémunérés permettant de combiner à la fois la gestion de leur activité (services de type GRC283) et l’automatisation de la production des documents comptables et des déclarations aux différents organismes fiscaux et sociaux. Une telle évolution nécessiterait que toutes les administrations concernées, avec l’accord des bénéficiaires, mettent à la disposition des entreprises privées exerçant ces activités les informations dont elles disposent sur les intéressés, selon des formats ouverts et aisément exploitables ».

La proposition n° 7 en lien avec ce développement, vise à : « Favoriser l’émergence de plateformes offrant des services rémunérés à destination des entrepreneurs pour les décharger de la complexité administrative en autorisant, notamment, les administrations fiscales et sociales à transmettre, avec l’accord des intéressés, les données fiscales et sociales nécessaires aux services fournis par les plateformes », de telles modifications devant être élaborées via une loi et des dispositions règlementaires.

Certes le Conseil d’Etat propose de permettre aux plateformes numériques, légalement et techniquement, d’offrir des services d’automatisation de la production de documents comptables et des déclarations correspondantes et ce en permettant aux administrations fiscales et sociales de transmettre les données fiscales et sociales nécessaires aux plateformes.

Cette proposition méconnait cependant la réalité pratique que connaissent parfaitement les cabinets d’expertise comptable. Pour que la production des documents comptables (Bilan, compte de résultat, etc.) puisse être « automatisée », encore faut-il que les écritures comptables elles-mêmes puissent l’être. La transmission des données fiscales et sociales par l’administration aux plateformes n’est pas de nature à permettre la production de ces documents comptables.

Or, il est de jurisprudence constante que la saisie d’une opération, y compris informatique, ne constitue par un « simple recopiage » mais nécessite une opération intellectuelle qui conduit souvent à opter pour tel ou tel enregistrement qui n’est pas neutre au plan fiscal. Autrement dit, la réalisation de cette mission de saisie ne peut être qualifiée de simple tâche administrative telle que celles visées par le Conseil d’Etat dans la proposition n° 7.

Le Conseil d’Etat méconnait surtout l’importance des écritures et des documents comptables sur la fiabilité de l’assiette fiscale. La prérogative d’exercice des experts-comptables a de fait été créée pour des raisons impérieuses d’intérêt général.

La présence de la saisie et de la tenue comptable dans la prérogative d’exercice des experts-comptables se justifie par le fait qu’en France, contrairement à d’autres pays et notamment ceux anglo-saxons, la fiscalité subit l’influence de la comptabilité. Il existe en effet un lien fort entre résultat fiscal et résultat comptable en raison du principe de la connexion des règles fiscales et comptables posé par l’article 38 quater de l’annexe III du code général des impôts « les entreprises doivent respecter les définitions édictées par le plan comptable général, sous réserve que celles-ci ne soient pas incompatibles avec les règles applicables pour l’assiette de l’impôt ». En d’autres termes, cet article prévoit que, pour la détermination de leur résultat fiscal, les entreprises doivent, sauf exception, respecter les règles du plan comptable général. Cette règle se traduit notamment par le fait que le résultat imposable est déterminé à partir du résultat comptable même si ce dernier fait l’objet de certains retraitements (réintégrations/déductions) sur le tableau 2058A de la liasse afin de tenir compte des spécificités fiscales.

Cette connexité importante entre les règles fiscales et comptables et le souci de s’assurer de la sécurité de cette assiette comptable et fiscale ont justifié la création de la profession réglementée d’expert-comptable à qui a été confiée une prérogative d’exercice qui est plus que jamais d’actualité.

Rappelons enfin que l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de Cassation du 24 juin 2014 évoqué dans l’article d’Actuel, ne saurait être interprété comme une exclusion de la « saisie informatique et [de] la tenue du monopole de la prestation comptable ».

Cet arrêt a été rendu par la chambre commerciale dans le cadre d’un contentieux de concurrence déloyale et non par la chambre criminelle en charge des délits d’exercice illégal de la profession. Cet arrêt n’a jamais depuis été confirmé par la chambre criminelle alors que cette dernière, à de nombreuses reprises, a considéré que « la seule tenue suffisant à caractériser le délit » et que « la seule intervention dans la tenue suffit à caractériser l’infraction ». La saisie, y compris informatique, nécessitant une démarche intellectuelle consistant à tenir une comptabilité, celle-ci permet donc à elle-seule la caractérisation du délit d’exercice illégal de la profession d’expert-comptable.

La communication de l’Union Européenne sur le paquet service évoqué dans l’article et son interrogation sur le champ de la prérogative exclusive d’exercice des experts-comptables a fait l’objet d’une réponse par le Gouvernement français. Celui-ci reprend l’argumentaire développé ci-dessus sur le principe de connexité entre la comptabilité et la fiscalité et la préservation de l’intérêt général afin de justifier l’existence de cette prérogative d’exercice et écarter toute discussion sur sa justification.

A noter que le Conseil d’Etat propose (proposition n° 20) que « Préalablement à chaque réforme législative ou réglementaire, … soit menée, par des instances composées de l’ensemble des acteurs du secteur concerné fonctionnant selon des méthodes « agiles », une révision complète du droit applicable à celui-ci afin d’assurer l’équité entre les acteurs de la nouvelle et de l’ancienne économie en déterminant la légitimité, la nécessité et la proportionnalité de chacune des règles ».

Nul doute que si les propositions du Conseil d’Etat devaient prospérer, cette révision de la « légitimité, nécessité et proportionnalité » des règles ne pourrait que conduire à la conclusion que la prérogative d’exercice des experts-comptables dans la tenue des écritures comptables et la production des documents comptables est plus que jamais d’actualité pour les raisons d’intérêt général exposées ci-dessus.

Auteur :
Charles-René TANDÉ
Président du CSOEC
19 rue Cognacq-Jay
75341 Paris Cedex 07
Tel : 01 44 15 60 31
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